À la date du 29 novembre, l’État du Sénégal ne reconnaît que 112 entreprises en conformité avec les dispositions du Code de la presse. Parmi elles, les journaux ne sont qu’au nombre de quatorze (14). Pourtant, quotidiennement, c’est une vingtaine de « Une » qui sont lues et partagées sur les réseaux sociaux. À interroger ces chiffres, l’on se demande comment s’en sortent financièrement ces entreprises de presse écrite ? Entre le modèle économique jugé obsolète et la multiplication des sites d’informations en ligne, quel avenir pour la presse écrite sénégalaise ?
 
Le secteur des médias est en crise. Entre les conséquences de la Covid 19, l’arrivée d’un nouveau régime qui exige le paiement de la dette fiscale évaluée à plus de 40 milliards de FCFA, la suppression des conventions de publicité avec les structures de l’État et la fermeture des comptes bancaires de certaines entreprises par l’État du Sénégal, les entreprises surtout privées ont du mal à joindre les deux bouts. De tous les supports, la presse écrite semble être le plus touché par cette crise.  « Durant la période de Covid, la presse écrite ne se vendait plus. Certains journaux étaient obligés de réduire leur tirage parce qu’à l’époque on disait même que le papier était un support de transmission de la maladie. Et jusqu’à présent, la presse subit encore des contrecoups de la Covid 19. Donc, la crise est là », explique Mamadou Ibra Kane, journaliste et ex patron des défunts quotidiens « Stade » et « Sunu Lamb ». Ainsi, « de 250 mille exemplaires avant le Covid, le tirage de tous les journaux réunis, dépasse difficilement 100 mille exemplaires », ajoute l’administrateur général de la plus grande imprimerie de journaux au Sénégal, Africom SA. Quatre ans plus tard, l’arrivée d’un nouveau régime n’a pas arrangé les choses. En effet, les nouvelles autorités ont annoncé un redressement fiscal des entreprises de presse en faisant fi des engagements pris par l’ancien président de la République Macky Sall d’effacer l’impôt que les entreprises de presse devaient payer. Une situation qui a précipité la suspension de parution de certains journaux, comme « Stades » et « Sunu Lamb », présents dans le paysage médiatique sénégalais depuis 2003 et 2004. « Les médias sénégalais évoluent dans un environnement très hostile, marqué par la pression fiscale, l’absence de loi sur la publicité, un financement à des taux prohibitifs, l’inexistence de fonds pour la digitalisation des médias nationaux… », avait écrit le directeur de publication de ces quotidiens, M. Kane. Cependant, pour Bigué Bob, directrice de publication du journal « EnQuête », cette crise que traverse la presse est « structurelle ». « Ce qui se passe résulte de plusieurs aléas que vit la presse sénégalaise. Depuis la Covid, il y a une baisse de revenus publicitaires. Nous avons de moins en moins d’annonceurs privés. Les annonceurs viennent des agences de l’État. Quand le nouveau régime est arrivé et a décidé d’arrêter tous les contrats pour auditer… cela a accentué la crise et rendu beaucoup plus difficile la situation économique de certains médias », souligne Mme Bob.
 
Certains journaux sénégalais « sont financés par des lobbyistes  »
 
Au Sénégal, de nombreux analystes de l’environnement médiatique sénégalais prédisent « l’impasse incontournable » à laquelle fait face la presse écrite. Si Mamadou Ibra Kane déclare que « la presse écrite est quasiment morte », Mamadou Kassé « alertait sur une mort programmée de cette presse dont certains ne vivaient que sur perfusion et de manière artificielle » dans une de ses contributions publiées il y a quatre mois sur Emedia. En plus des situations économiques, financières et sociales précaires, les journaux font face à un modèle économique que beaucoup jugent « obsolète ». La presse à 100 francs qui a « connu un âge d’or entre 1999 à 2015 n’est plus viable », selon Mamadou Ibra Kane. Il ajoute qu’un « journal à 100 ou 200 francs  est encore moins viable si la publicité ne suit pas ».  Or, pour M. Kane, « de nos jours, dans la presse écrite, on peut voir un journal où il n’y a pas une seule publicité. Vous vous rendez compte ? C’est quand même incroyable !», s’est exclamé l’administrateur général de l’imprimerie de journaux, Africom SA. Alors, la question se pose : de quoi vivent les journaux sénégalais dans cet « environnement économique qui est à la limite mortel » comme le dit Daouda Thiam, directeur de publication du quotidien Source A. Si ce dernier confirme être obligé de chercher des ressources financières dans d’autres secteurs d’activité pour assurer ses dépenses, Mamadou Ibra Kane affirme que certains journaux sénégalais « sont financés par des lobbyistes ». M. Kane, président du Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse du Sénégal (CDEPS) affirme : «En tant que président du patronat de la presse, on me reproche ma position sur la question. Mais, je suis un scientifique. Je dis la réalité telle qu’elle est. Il y a beaucoup de médias qui ne vivent pas de leurs activités, mais vivent de financements occultes. » Développant sa position sur la question, l’imprimeur explique : « Aujourd’hui, selon les études que j’ai faites, un journal de 12 pages, s’il ne tire pas à 10 000 exemplaires, n’est pas vendu pas à 200 francs, n’a pas de publicité pour compenser les charges, il n’est pas rentable. Par contre, un journal de 8 pages, tiré à 10 000 exemplaires, avec un taux de vente de 70%, peut être rentable uniquement par la vente. Or, aujourd’hui, seul ‘‘L’Observateur’’ tire maximum autour de 15.000 exemplaires. Le deuxième tirage, depuis que Stade a fermé le 3 août, c’est peut-être ‘‘Le Soleil’’, le quotidien national, qui tire à 6.000 exemplaires. Tous les autres tirent moins de 6.000 exemplaires, et une vingtaine de quotidiens tirent environ à 1.500 exemplaires ». Pour contourner ces difficultés, le quotidien « EnQuête » a trouvé une solution. Le tirage quotidien du journal dépend du flux d’actualités.  « On n’a pas un nombre exact de tirage quotidien mais nous sommes entre 5.000 et 20.000 exemplaires. Par exemple, en période de fortes actualités, nous tirons plus que d’autres jours. Notre tirage en période électorale par exemple n’est pas le même qu’en période de Tabaski »  explique la directrice de publication du journal.
 
Le coût de l’impression exacerbe les charges des entreprises de presse
 
L’une des principales charges d’une entreprise de presse écrite demeure le coût de l’impression des journaux. Dans un environnement où les journaux détenteurs de leur propre imprimerie se compte sur les doigts d’une  main, difficile pour ces entreprises de presse de tirer leur épingle du jeu. Pourtant, importé de la Russie, de la Pologne et récemment du Canada, le papier du journal est celui le moins cher car exonéré de taxe sur la valeur ajoutée (TVA). En effet, le code général des impôts de la direction des impôts et domaine en son article 361, citant les opérations exonérées au Sénégal, indique en son point I que « les ventes, importations, impressions et compositions de livres, de journaux et publications périodiques d’information, a? l’exception des recettes de publicité? ainsi que les ventes ou importations de papier journal de presse et autres papiers d’impression utilisés dans la fabrication de journaux et autres périodiques » sont des opérations exonérées de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Cependant, selon l’administrateur général de Africom SA qui imprime la majorité des journaux privés qui paraissent au Sénégal, même si le papier du journal est exonéré de TVA, « nous payons quand même les taxes communautaires et les taxes liées à la modernisation des droits. On paye au moins 4,7% de la valeur en droit de l’invention ». Dans cette entreprise qui importe environ « 150 tonnes par mois », « plus le tirage est important, plus le prix unitaire est faible. Par exemple, le coût d’impression de 12 pages, c’est 70 francs. Mais on fait des économies d’échelle, c’est-à-dire, plus le nombre d’exemplaires est important, moins le tirage unitaire est cher. Mais le problème est que la plupart des journaux sont à très faible tirage », note M. Kane.
 
Une urgente transition vers le digital
 
Pendant que cette crise perdure, suscitant le désarroi des patrons de presse, l’internet se développe au Sénégal, transformant radicalement les moyens de s’informer. C’est pourquoi, certains acteurs interrogés estiment que les médias sénégalais, notamment la presse écrite doivent repenser leurs supports digitaux pour espérer continuer à exister. Dans un sondage réalisé en 2021, seuls 17% des Sénégalais déclaraient lire un journal dans sa version papier contre 48% pour les sites d’information en ligne. Ceci dans un pays où le taux d’analphabétisme est estimé par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) à un peu plus de 40% en 2023. L’État du Sénégal, à travers, le ministère de la Communication, des Télécommunications et de l’Économie numérique, à la date du 29 novembre 2024, dit ne reconnaitre que 14 journaux contre 54 médias de presse en ligne. Pour la journaliste Bigué Bob, la presse écrite « n’arrive pas encore à faire une transition numérique. Les journaux devront penser de plus en plus à avoir des plateformes où on ne versera pas forcément les mêmes textes du papier sur le site et vraiment penser à du contenu. Parce qu’aujourd’hui, les gens sont plus scotchés sur leurs téléphones et s’informent sur les sites ». La mutation technologique des médias sénégalais est une urgence pour Mamadou Ibra Kane. Ceci, d’autant plus que l’on assiste à « l’invasion des médias étrangers » sous nos tropiques. « Cette mutation technologique doit se faire le plus rapidement possible, dans les un à deux ans à venir. Sinon certains médias vont mourir. Cette digitalisation est nécessaire pour nous permettre de renforcer nos médias et surtout de porter la voix du Sénégal à l’international. D’autant plus que l’invasion de l’information étrangère est de plus en plus grande au Sénégal.  Parce que les puissances occidentales, les grandes puissances et même les puissances moyennes ont une volonté de domination du Sénégal », prévient-il. Une étude réalisée par Afrobarometer indique qu’entre 2021 et 2023, 58% des Sénégalais « accèdent aux actualités sur l’internet ou sur les réseaux sociaux ou les deux quelques fois par semaine ou tous les jours ». Ce qui démontre l’urgence pour les médias classiques, notamment les journaux de réussir la digitalisation de leurs supports. Cependant, la question de l’encadrement règlementaire et légal de cette mutation reste toujours en suspens…

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