L’horizon budgétaire (une année) est trop court-termiste pour permettre de déceler des tendances de ruptures substantielles. L’affirmation est de l’économiste Ahmadou Aly Mbaye. Dans cet entretien, il revient sur les limites du budget, les risques d’une forte pression fiscale, la raréfaction des ressources extérieures et surtout l’éventualité pour les pays de la zone franc de connaître une deuxième dévaluation.

 
Le budget 2025 traduit-il la rupture annoncée dans le projet Sénégal 2050 ?
 
Les journalistes, comme le public sénégalais, adorent souvent s’adonner à une lecture sensationnaliste du budget, pour donner des points en plus ou en moins aux différents régimes politiques. Je voudrais juste vous inviter à regarder le budget pour ce qu’il est : un instrument de pilotage de l’économie parmi tant d’autres, avec une importance qui lui est propre et des limites qui lui sont propres. D’abord, l’horizon budgétaire (l’année budgétaire) est trop court-termiste pour permettre de déceler des tendances de ruptures substantielles concernant l’orientation de l’économie. Ensuite, les prévisions de recettes dépendent fondamentalement des performances de croissance. Les impôts directs comme les impôts indirects dépendent étroitement de la croissance du PIB. Bien cerner les risques sur la croissance du PIB et savoir les maîtriser détermineront, pour une large part, le niveau de réalisation des prévisions budgétaires. Enfin, l’espace fiscal dans nos pays est trop réduit pour permettre des variations substantielles au niveau des dotations budgétaires. Ce qui fait que d’une année à l’autre on note certaines tendances lourdes dans les prévisions budgétaires.
 
 
 
Quelles sont ces tendances lourdes ?
 
 
 
Il y en a beaucoup. D’abord, on note la forte dépendance des ressources extérieures pour financer les dépenses budgétaires. Quand on vous dit que le déficit pour cette année est estimé à environ 7% du PIB, il faut comprendre que c’est de l’argent qu’il va falloir aller chercher, souvent par des emprunts extérieurs. Or, dans le contexte international actuel, il y a très peu de ressources disponibles, pour les pays en développement en général, et les pays africains en particulier. Depuis la Covid 19, les ressources concessionnelles se raréfient. Par exemple, pour les pays africains, en général, la dette souveraine privée qui ne représente que 25% de l’encours total, constitue 40% du service de la dette. Mais même ces fonds privés fonds privés deviennent de plus en plus prudents concernant les perspectives de solvabilité des pays africains, tout comme les prêts provenant de la Chine. Ce qui fait que si vous prenez les pays en développement en général, les transferts nets de capitaux vers l’extérieur deviennent négatifs. Selon certaines estimations, les flux financiers vers les pays en développement sont passés de 225 milliards de dollars en 2014 à seulement 51 milliards en 2022. Cela signifie que les paiements au titre du service de la dette, deviennent supérieurs, en montant aux nouveaux engagements financiers internationaux destinés à ces pays. La plupart de nos pays s’endettent maintenant soit pour financer la consommation, soit pour rembourser d’autres emprunts. Ce qui plombe d’autant leurs perspectives de croissance. Si cette tendance lourde n’est pas rompue, beaucoup de pays africains finiront tôt ou tard par avoir de sérieuses difficultés à importer les biens et services dont ils ont besoin pour fonctionner.
 
Pour les pays de la zone franc, le risque d’une deuxième dévaluation n’est plus qu’une simple vue de l’esprit. Pour les pays en développement, en général, le risque de défaut de paiement en cascade n’est pas à exclure. C’est une perspective qui hante le sommeil de tous ceux qui se soucient de la stabilité du système financier international.
 
L’autre tendance lourde sur laquelle je voudrais insister est le fait que le déficit se creuse d’année en année au Sénégal. Cela montre que quelque part nous vivons au-dessus de nos moyens. Ce sentiment est conforté par l’observation d’autres indicateurs. En particulier, la part de la masse salariale dans les recettes totales, qui fait environ 30%, suscite des interrogations. Qui plus est, cette part semble augmenter dans le temps. Ce qui, au-delà du poids qu’elle représente dans le budget, a des implications sur l’inflation et sur les salaires dans le privé, qui ne sont pas déconnectés des salaires dans le public. L’autre indicateur justement c’est le ratio du salaire mensuel à la valeur ajoutée, qui est supérieure à 1 dans la plupart des secteurs d’activité. Cela signifie que les travailleurs sont payés plus que leur productivité. Ceci pose dans l’économie, un réel problème de compétitivité, et gêne aussi bien les exportations que l’investissement privé. Enfin, le dernier indicateur qui me vient à l’esprit, parlant de « vivre au-dessus de nos moyens », c’est le taux d’épargne, qui est trop faible, en rapport à nos besoins d’investissement.
 
Si on regarde tous ces éléments en même temps, il est difficile, à partir des seules prévisions budgétaires, de pouvoir impulser les changements radicaux nécessaires pour significativement transformer notre économie.
 
Est-ce que le niveau de mobilisation des ressources internes est conforme à la volonté de s’appuyer sur les ressources du pays ?
 
On peut le voir comme ça. Je crois que c’est une excellente option que de vouloir d’abord compter sur la mobilisation des ressources domestiques, et seulement après sur les ressources externes. Cependant, en le faisant, à mon avis, il y a deux pièges à éviter : d’une part la fiscalisation des entreprises formelles qui découragerait davantage l’investissement privé, et d’autre part, le fait de ne pas discriminer suffisamment entre les riches et les pauvres. En particulier, il faut utiliser l’impôt indirect avec prudence, pour éviter de davantage creuser les inégalités de revenu. Dans le même ordre d’idées, les subventions pourraient être davantage ciblées vers les populations les plus démunies. Mais il ne faut pas s’arrêter à la mobilisation des ressources fiscales, il faut aussi mobiliser l’épargne domestique. Avec un taux d’épargne d’environ 25% ; le Sénégal fait mieux que la moyenne africaine de 19%, mais bien moins que la moyenne des pays asiatique où il est d’environ 40%. On peut mobiliser l’épargne domestique par une plus grande inclusion financière des populations, notamment en augmentant le nombre de personnes disposant de comptes bancaires et en mettant sur le marché de nouveaux produits de la fintech qui seraient susceptibles d’être adoptés par un plus grand nombre de personnes.
 
72 milliards de recettes d’exploitation provenant des hydrocarbures. N’est-ce pas trop faible ?
 
Je suis persuadé que les choses changeront quand on atteindra la pleine capacité de production. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que les hydrocarbures règlent tous nos problèmes. Beaucoup de pays africains producteurs de pétrole connaissent actuellement des retards de salaires dépassant les quatre mois en plus de coupures de courant et d’eau dépassant les 48 heures par semaine. La bonne tenue de l’économie est une exigence qui s’impose à tous les pays, producteurs comme non producteurs de ressources naturelles. Et c’est cela qui déterminera in fine les performances de notre économie, pas le volume de notre production d’hydrocarbures.

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