La jeunesse a été un atout majeur pour la victoire du Pastef aux Législatives. Elle sera aussi l’un des principaux défis de ce régime, notamment la partie de la jeunesse la plus instruite. Économiste de renom, le Pr Ahmadou Aly Mbaye jette un regard à la fois critique et constructif sur le volet emploi du projet Sénégal 2050. Dans cette réflexion, il souligne les risques et indique les pistes de solutions pour une création massive d’emplois. Mais, pour y arriver, il faudra prendre des décisions budgétaires « certes difficiles, mais inévitables ». 

Voici l’intégralité de son texte

Les législatives 2024 ont consacré une large victoire du PASTEF qui, après proclamation des résultats officiels, s’adjuge un peu moins de 80% des sièges du parlement. Avec cette performance électorale qui leur permettra de contrôler les principaux leviers du pouvoir, le seul vrai défi auquel le Président de la République et son Premier Ministre seront désormais solidairement confrontés c’est celui de réaliser des résultats rapides (« Quick Wins »), dans le contexte de poly crise dans lequel nous vivons actuellement. En effet, le pays sera de plus en plus confronté à des demandes très urgentes venant d’une population de plus en plus exigeante. Sa frange la plus jeune et la plus éduquée, sera probablement la plus turbulente dans les années à venir, convaincue qu’elle est de sa légitimité à contester à tout leadership politique les premiers rôles dans l’espace public. Pour ne rien arranger, le niveau de pénétration des TIC et des réseaux sociaux favorise la dissémination d’idées subversives et la facilité avec laquelle les acteurs mécontents de la société peuvent être organisés.

 
A mon avis, en ce début de mandat, des signaux forts devraient être lancés à l’endroit de la population sénégalaise, notamment sa frange la plus jeune, et des partenaires internationaux, pour fixer le cap et sonner la mobilisation générale vers les impératifs de développement. Dans cette contribution, nous mettons l’accent sur la prise en charge de la question de l’emploi des jeunes à travers un meilleur ciblage des politiques d’emploi, et la relance de l’investissement privé, comme moyen de stabiliser l’espace public.

Renforcer les secteurs à fort potentiel de création d’emplois décents
 
L’Agenda National de Transformation a fixé le cap d’un taux de croissance annuel du PIB de 6.5% et de 3.7% pour celui du PIB par tête, pour amener le Sénégal vers le statut d’un pays à revenu intermédiaire, tranche supérieure. A mon avis, ce qu’il est intéressant de noter ici, c’est moins l’ordre de grandeur du taux de croissance retenu que la volonté de le garder constant à l’horizon 2050. L’analyse de la trajectoire de croissance de la plupart des pays africains (le Sénégal ne fait pas exception), montre en effet, que très peu parmi eux ont pu maintenir des intervalles de croissance soutenue sur une période de 10 ans (« growth spikes »). Ce qui est souvent observé, ce sont des périodes de récession suivant des périodes d’expansion, et inversement. Ce qui fait que la moyenne des taux de croissance, dans tout intervalle de moyen à long terme est souvent assez stable. Si on fait abstraction des risques pouvant contrarier cet objectif de croissance tendancielle soutenue, à l’horizon 2050, incontestablement les implications attendues d’une croissance du PIB stabilisée autour de 6.5% pour l’emploi et la réduction de la pauvreté peuvent être positives.
 
Mais pour cela, on aura besoin de se focaliser autant sur les performances de croissance que sur le profil de la croissance. Il est, en effet, possible de réaliser la cible de 6.5% pour le taux de croissance du PIB, en s’appuyant sur les activités intensives en capital (les mines, les cimenteries, les produits chimiques, etc.). Il est également possible d’atteindre la même cible en s’appuyant sur des activités intensives en main-d’œuvre (la confection, le tourisme, l’horticulture, etc.). Dans le premier cas, nous aurons la croissance sans les emplois. Dans le second cas, la croissance viendra avec les emplois. Autrement dit, atteindre le statut de pays à revenu intermédiaire, tranche supérieure en 2050, c’est atteindre dans 25 ans le même statut que le Gabon ou le Botswana aujourd’hui ; c’est-à-dire, des pays qui ne font pas forcément mieux que le Sénégal d’aujourd’hui, en termes de création d’emplois et d’amélioration du niveau de vie des populations.
 
Pour changer radicalement les conditions de vie des populations et impacter favorablement l’emploi des jeunes, l’Etat devrait compléter l’objectif du taux de croissance ciblé par des politiques plus directes et plus volontaristes ciblant le facteur travail. Et un premier pas dans cette direction, serait un appui plus décisif aux secteurs qui ont le plus de potentiel pour générer des emplois de masse. Il s’agit essentiellement du secteur de l’industrie légère, de l’horticulture, du tourisme, du transport, du commerce formel, etc. Ces secteurs ont une élasticité de l’emploi par rapport à leur niveau de production se situant entre 0.7 et 0.9. L’élasticité de l’emploi par rapport à la valeur ajoutée mesure la réponse de l’emploi à toute augmentation de la valeur ajoutée. L’élasticité moyenne pour l’économie sénégalaise est de 0.6. Pour le secteur manufacturier, elle est de 0.78 et pour les secteurs sans la cheminée (Industries Without Smockstacks : tourisme, agrobusiness, transport lié aux NTIC, horticulture, etc.), elle est de 0.77. Cela signifie qu’avec un taux de croissance du PIB réel de 6.5%, sans interruption, le PIB pourra être multiplié par un facteur de presque 5 à l’horizon 2050. Avec une élasticité de 0.6, l’emploi est multiplié par presque 3. Partant d’un niveau d’emplois formels de 470.000 (estimation de l’ANSD pour 2024), à l’horizon 2050, le nombre d’emplois décents augmenterait à 1.410.000, sur une population en âge de travailler de presque 20 millions de personnes en 2050. Cela signifierait que, comme actuellement, on aura toujours presque 95% de la population en âge de travailler qui sera dans des emplois précaires.
 
A l’opposé, si on développe le secteur manufacturier de l’industrie légère, les secteurs sans la cheminée, le potentiel de génération d’emplois décents est décuplé. Par exemple, dans l’horticulture, l’élasticité de l’emploi est de 0.9, signifiant que toute augmentation de la production de 10%, provoquera une augmentation de l’emploi horticole moderne de 9.7%. Seulement, le nombre d’emplois existants dans le secteur horticole moderne n’est actuellement que de 210.000 environ (environ 2% de la population en âge de travailler). Pareillement, l’élasticité de l’emploi dans le tourisme est de 0.96, signifiant que toute augmentation de la production dans le secteur touristique de 10% provoquera une augmentation de l’emploi de 9.6%. Mais comme l’horticulture, le tourisme ne représente actuellement qu’une faible proportion de la population en âge de travailler (1.4%  ou 144000 emplois). Les emplois totaux dans le secteur manufacturier et dans les secteurs sans la cheminée réunis, font 1.558.000, soit un peu plus de 15% de la population en âge de travailler. Nos simulations montrent que si le Sénégal pouvait réaliser un taux de croissance de 13% par an de la valeur ajoutée de ces secteurs, le niveau d’emploi de meilleure qualité serait porté dans le même horizon à 8.7 millions d’emplois, ce qui ferait environ 50% de la population en âge de travailler. Ce chiffre, lui-même, pourrait significativement être amélioré si des objectifs plus ambitieux sont fixés à la croissance des secteurs ciblés.

Mettre en place un système d’incitation adapté
 
Les mesures de politiques économiques à implémenter pour arriver à ce résultat sont franchement dans les possibilités de l’Etat du Sénégal. Il s’agit de mettre en place, de façon ciblée (visant spécifiquement ces secteurs) : les infrastructures adéquates, une législation du travail appropriée, et aussi les compétences requises, pour booster ces secteurs. Par exemple, nos études montrent que dans le secteur du tourisme, sur une échelle de 1 à 100, les scores suivants concernant les déficits de compétence sont observés : 48% pour les compétences de base, 46% pour les compétences techniques, 46% pour les compétences systémiques, 52% pour les compétences liées à la résolution des problèmes, etc. Il s’agit pour l’essentiel de compétences que l’on peut développer avec des coûts et une durée de mise en œuvre très raisonnables ; souvent à travers une formation sur le tas.
 
En résumé, concentrer les ressources du pays sur les secteurs qui peuvent représenter des « Quick Wins » serait un important élément de rupture par rapport à la trajectoire prise par la politique économique depuis l’indépendance. Mais cela nécessitera beaucoup d’efforts de rationalisation et de ciblage des dépenses publiques, mais surtout beaucoup de courage dans l’allocation des ressources budgétaires. Dans les démocraties modernes, les débuts de mandat sont toujours des opportunités pour opérer une inflexion dans la gestion des affaires publiques, surtout quand il s’agit de prendre des décisions certes difficiles, mais inévitables pour le bien de tous.

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